• Je veux être marin...

    Je veux être marin... - Dressez-le. C'est un sournois.

    L'enfant lève un instant les yeux. Accroupi dans un coin d'ombre de la chaumière, près de la cheminée, il regarde à la dérobée l'homme chargé de le dresser. Il ne voit qu'une silhouette massive se découpant sur le reste de jour qui filtre par la fenêtre. Il distingue un buste aux épaules carrées, une casquette trop petite pour une tête trop grosse. Il n'ose observer le visage. Sa vision reste fixée sur les mains énormes, écartées du corps, des mains aux doigts ouverts, aux paumes à le renverser d'une chiquenaude.

    L'enfant tremble, non pas de la peur des coups, mais de la crainte que le colosse à la casquette bleue refuse de l'embarquer. La mère verse un verre d'eau-de-vie au capitaine Cadiou. Elle répète :

    - C'est un sournois.

    De l'étable, par-dessus le bat-flanc de bois, jaillit le son d'un jet puissant : la soeur de l'enfant trait la vache dans un seau de fer, en faisant exprès beaucoup de bruit.

    Le capitaine avait annoncé sa visite. Il est arrivé tard. Il avait dû boire. Il parlait fort. Pour lui faire honneur, la mère avait mis sa coiffe du dimanche en batiste ornée de dentelle. Puisque c'est l'idée du gamin d'être marin, autant essayer d'en tirer le meilleur parti. L'homme avait toisé l'adolescent, tâté ses bras. L'enfant essayait de se grandir, de gonfler sa maigre poitrine. Le capitaine hésitait :

    - L'est pas grand, pour ses treize ans.

    - L'est résistant à l'ouvrage, affirmait sa mère.

    - C'est comment, son nom ?

    - Erwan.

    - C'est pas un nom de par ici.

    [...]

    Il songe :"Je serai marin. Dans trois ans, je gagnerai des cinq cents francs, comme Victor. Plus, si la morue donne. J'irai à Terre-Neuve. Je serai un homme."

    Victor avait dit, à son premier retour, en basculant son sac :

    - C'est dur.

    Mais ça ne peut pas être pire que son sort actuel. Depuis trois ans, sa mère l'a retiré de l'école du village où il avait appris à écrire, à lire, à compter. Elle espérait ainsi l'éloigner de la mer, en garder au moins un à l'écart des périls de Terre-Neuve.

    [...]

    Malgré l'inconfort de sa couche de bois, Erwan s'endort d'un coup. Au milieu de son sommeil, il sent un frôlement. Il rêve : Kiki est revenu. Le chat n'est pas mort. Il se cachait dans un recoin connu de lui seul. Le mousse étend la main pour le caresser, sent un pelage ras. Des dents aiguës mordent son pouce. Il hurle. A la lueur de la lampe, il voit : un rat énorme lui fait face, le scrute de ses petits yeux, puis, sans se presser, passe sur son ventre, disparaît par un trou du vaigrage.

    Les rats ont pris possession du navire. Le chat n'est plus là pour les confiner dans la cale. Chaque nuit, désormais, les rongeurs se montrent plus audacieux, grimpent dans les cabanes, tentent d'atteindre les pots de beurre. Les hommes doivent inventer des dispositifs, clore les vases en grès. Il ne suffit plus de lutter contre le froid, la brume, les vagues, les lignes et les exigences du capitaine, il faut encore se battre avec les rats.

     

    Les bêtes affamées attaquent la cambuse, déchiquettent les sacs, rongent, dispersent, saccagent. Les hommes ont déplacé les caisses de vivres, cherché par où les rats parvenaient à s'infiltrer. Pierre, le plus habile charpentier du bord, a colmaté les interstices, cloué ici, calfaté là. C'est à la soute à voile que s'en prennent alors les rongeurs. Le second découvre des filins, des toiles hors d'usage. Il soupçonne un nid où grandit une progéniture.

    - T'as qu'à y envoyer le novice et le mousse, décide le capitaine. C'est mince, ça se glisse partout.

    L'ordre réjouit Jean-Marie : il aime chasser les bêtes, les faire souffrir, les écraser. Erwan est terrifié. Il se souvient de son face-à-face avec l'énorme rat. Le novice le nargue :

    - T'as la trouille !

    Le mousse relève le défi. Les gamins s'arment d'une barre d'anspect, ces barreaux de bois dur qui servent à manoeuvrer le cabestan. Ils s'équipent d'un bougie et, cachant leur peur, pénètre dans la soute, un local bas de plafond, sans air, sans lumière, puant d'une senteur surie de filins moisis. Jean-Marie fiche la bougie sur une lisse. Pour une fois les deux gamins partagent la même terreur. Ils s'enhardissent, dépassent une glène, déploient un foc. Les rats bondissent, les agressent. A grands moulinets, les garçons frappent au hasard, cognent, écrasent la toile, piétinent. Au creux d'une amarre bien lovée, ils découvrent la nichée. Jean-Marie s'en donne à coeur joie sur les petits animaux qui poussent des cris aigus, il bouscule le cordage, lance des coups de sabot, indifférent à la mère qui montre les dents. Soudain, heurtée par un bras, la bougie tombe, s'éteint. Le panneau a été refermé, et seul un rai de lumière filtrant par un interstice combat la pénombre où brillent des paires d'yeux. D'une voix de fausset, Jean-Marie feint de fanfaronner :

    - Avoue-le que tu fais dans ton froc !

    [...]

     Jean-Michel Barrault, Mer misère

     

    « Plaisir de lire...Le courrier, c'était le truc qu'on espérait tous... »

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