•      Elle m'emmène dans la maison. Il y a un moment très sombre dans le couloir ; alors que j'hésite, elle hésite avec moi. Puis nous passons dans la chaleur de la cuisine où il faut que je m'assoie, que je me mette à l'aise. Sous l'odeur de pâtisserie, un désinfectant, un produit javellisé pointe. Elle retire du four une tarte à la rhubarbe qu'elle pose sur le plan de travail pour la laisser tiédir : du sirop bouillonnant prêt à déborder, de fines feuilles de pâte sculptées dans la croûte. Un courant frais souffle par la porte mais ici tout est chaud, tranquille et propre. De grandes marguerites sont immobiles comme le grand verre d'eau dans lequel elles se dressent. Il n'y a trace d'enfant nulle part.


  •     Je suis l'homme de la rue.

        Pour le prince, je suis la plèbe. Pour la vedette, je suis le public. Pour l'intellectuel, je suis le vulgum. Pour l'élu, je suis le commun des mortels.

       Ah la belle condescendance des êtres d'exception dès qu'il s'agit de parler de moi ! Leur précision d'entomologiste quand ils évoquent mes goûts et mes moeurs. Leur indulgence pour mes travers si ordinaires. Souvent je leur envie ce talent de ne jamais se reconnaître dans les autres ni les gens. A travers leur bienveillance, je sens combien ma médiocrité les rassure. Que serait l'élite sans sa masse, que serait la marge sans sa norme ?   

     


  • Rien ne change, des femmes tombent d'un coup paralysées, le coeur arrêté, la neige peu à peu les recouvre. C'est Noël, un des 365 jours de l'année régulière, les SS comptent les prisonnières, les recomptent sous les projecteurs, et la nuit verse dans le jour à l'égal des autres nuits. Comme la veille mais plus longtemps tu as les cils gelés, tu ne sens plus ta bouche, plus rien que le fond ardent de ta gorge, tu ignores comment tu tiens debout encore, et tu te dis que tu as durci peut-être car tu ne sens plus l'effort : tu es à la lisière du sommeil, parfaitement engourdie et statique, parmi les quarante mille femmes. Moins 45 jours. Tu penses que tu manques la tétée de James. Qu'aucune de ses nourrices ne peut sortir des rangs. Tu penses qu'arrive 1945, qu'on chantera dans le dortoir au soir du 31 décembre, tu écriras peut-être une partition pour la chorale. Ce sera un jour ordinaire. Moins quarante jours, Appell et givre matinal. Tu cherches Teresa des yeux. Tu lui souris. Elle te sourit, la bouche fermée à cause du trou de sa dent tombée. Cette coquetterie t'émeut aux larmes. Une bombe au phosphore paillette l'horizon. Vous grelottez. Vos mâchoires font mal. Vos gencives saignent. N'empêche, rien ne change : vous êtes debout.


  •   Un éclair cisailla la nuit, suivi du craquement assourdissant de la foudre. Le bruit fit trembler les vitres. Comme un coup de projecteur brutal, l'éclair lui révéla qu'il y avait quelqu'un. Assis au bord du bassin, les jambes de son pantalon trempant dans l'eau, il était d'abord passé inaperçu, car l'ombre du grand arbre au centre du jardin l'engloutissait. Un jeune homme... Incliné sur la marée flottante des poupées, il les contemplait. Bien qu'il fût à une quinzaine de mètres, Oliver devina son regard perdu, hagard, et sa bouche ouverte.

        La poitrine d'Oliver Winshaw n'était plus qu'une chambre d'écho où son coeur cognait tel un percussionniste endiablé. Que se passait-il ici ? Il se précipita vers le téléphone et arracha le combiné à son support.


  • Paroles de la chanson, ici.