• Tenir debout

    Rien ne change, des femmes tombent d'un coup paralysées, le coeur arrêté, la neige peu à peu les recouvre. C'est Noël, un des 365 jours de l'année régulière, les SS comptent les prisonnières, les recomptent sous les projecteurs, et la nuit verse dans le jour à l'égal des autres nuits. Comme la veille mais plus longtemps tu as les cils gelés, tu ne sens plus ta bouche, plus rien que le fond ardent de ta gorge, tu ignores comment tu tiens debout encore, et tu te dis que tu as durci peut-être car tu ne sens plus l'effort : tu es à la lisière du sommeil, parfaitement engourdie et statique, parmi les quarante mille femmes. Moins 45 jours. Tu penses que tu manques la tétée de James. Qu'aucune de ses nourrices ne peut sortir des rangs. Tu penses qu'arrive 1945, qu'on chantera dans le dortoir au soir du 31 décembre, tu écriras peut-être une partition pour la chorale. Ce sera un jour ordinaire. Moins quarante jours, Appell et givre matinal. Tu cherches Teresa des yeux. Tu lui souris. Elle te sourit, la bouche fermée à cause du trou de sa dent tombée. Cette coquetterie t'émeut aux larmes. Une bombe au phosphore paillette l'horizon. Vous grelottez. Vos mâchoires font mal. Vos gencives saignent. N'empêche, rien ne change : vous êtes debout.

    « Un rythme haletantL'homme ordinaire »